François de Jouvenel est directeur de Futuribles International. Ce Think tank spécialiste de la prospective, vise à une intégration efficace du temps long dans les décisions et les actions. Il nous apporte son éclairage sur sa vision de l'évolution de la société et du tourisme.
Les moteurs du voyage
Pour François de Jouvenel, le voyage possède des éléments de constance, de continuité qui sont assez importants et inhérents à l’homme. Le voyage a trois moteurs principaux.
Le premier moteur qui apparaît comme le moteur principal ou le plus déterminant c'est le moteur des besoins et des besoins vitaux notamment. Il existe toute une catégorie de motifs de voyages liées au fait d'accéder à des besoins vitaux qui n’est généralement pas appelé tourisme. C’est finalement, le besoin d'accéder aux ressources qui devient un élément structurant du voyage. C'est toujours aujourd'hui le cas pour des populations nomades et des populations migrantes. Le deuxième motif de voyage important est la curiosité. La curiosité a toujours été présente. Le fait de pouvoir aller découvrir d'autres cultures, d'autres territoires, de sortir de chez soi, de partir à l'aventure, constitue un motif qui a dicté tous les voyages des explorateurs, des grandes et des petites découvertes et qui a fait que l'on est parti à la conquête du monde. C’est un élément qui ne devrait pas s’éteindre mais continuera-t-il à être possible ?
Puis le troisième motif qui est sans doute le plus fragile, c'est le motif des loisirs c'est à dire le fait de rechercher un confort que l’on n'a pas chez soi. Cela peut consister en du soleil, de la mer, d’aller à la recherche aussi d'un certain délassement, d'un dépaysement … C’est le principal moteur du tourisme, mais c’est aussi la catégorie de voyage la plus fragile aujourd'hui parce que la plus soumise à des contraintes nouvelles dans lesquelles nous sommes plongées.
Le tourisme risque de devenir un luxe.
Ces trois éléments resteront constants. Ces aspirations seront toujours présentes. Mais seront-elles favorisées ou contraintes ? Ces motifs de voyages et ces aspirations vont interagir avec ces éléments de contexte sont en fortes mutations.
Les grandes mutations structurantes pour le tourisme
Depuis les années 1990 et jusqu'en 2020 et la crise sanitaire, nous étions à l’échelle mondiale dans une grande période de mondialisation, d'ouverture du monde, d'homogénéisation relative du monde.
Cette période a favorisé grandement le développement du tourisme de masse. Cette période est sans doute en train de se refermer. Nous avons connu pendant 30 ans à la fois, une ouverture économique et politique avec la chute du mur de Berlin, l'effondrement de l'URSS, mais aussi l'ouverture de la Chine, qui est un évènement politique et économique massif qui a entraîné le fait qu’on rentre dans un modèle de développement homogène un peu partout sur la planète. Cela ne veut pas dire qu'on est au même niveau de développement. La démocratie libérale, les droits de l'homme, la liberté du commerce, …sont des valeurs qui ont été partagées au moins sur le papier et dans les discours. La phrase de Friedmann « Le monde est plat » symbolise bien la direction du monde entre les années 1990 jusqu'à 2020.
Durant cette période, une grande évolution qui a eu un impact fort sur le tourisme est la baisse des coûts du transport. Ceci a entraîné ou favorisé le développement d'une mobilité de masse.
Si l’on regarde ne serait-ce qu'à l'échelle française, il faut quand même bien voir que, par exemple, le nombre de kilomètres parcourus quotidiennement par les Français a crû de manière absolument extraordinaire. On était plutôt sur une dizaine de kilomètres parcourus par les Français en moyenne par jour, au milieu du XXème siècle et nous sommes arrivés à 40 kilomètres en moyenne par Français, il y a quelques années et on stagne autour de ce volume.
Nous avons eu un accroissement assez colossal de la mobilité au niveau local, mobilité quotidienne mais aussi croissance assez forte de la mobilité internationale et notamment du tourisme. Cette croissance du tourisme a été aussi entraînée par un phénomène lié à l'ouverture globale du monde qui a entraîné aussi une relative uniformisation des territoires.
Cette relative homogénéisation du monde a facilité le voyage parce que c'est moins risqué, moins compliqué finalement d'aller voyager dans des mondes dans lesquels on retrouve une partie de nos repères habituels.
Le numérique a aussi joué comme facilitateur pour le développement du tourisme. Aller au Japon sans savoir lire le Japonais et chercher à se repérer et avoir Google Maps qui vous parle dans votre langue pour vous dire où il faut aller, ce sont deux expériences de voyage qui sont totalement différentes. Le numérique facilite grandement l'expérience du voyage.
Un point crucial dans les évolutions des trente 30 dernières années et qui a favorisé aussi le développement du tourisme de masse, c'est l'explosion de la classe moyenne mondiale. Le tourisme est devenu un marqueur social des classes moyennes. Le tourisme d'affaires s’est aussi très fortement développé en lien avec le développement de la classe moyenne et l’ouverture d'un marché mondial.
Tout ceci a contribué aussi à populariser le voyage et le tourisme.
« Pour moi, le tourisme s'inscrit comme un phénomène de consommation ancré dans une histoire économique et politique mondiale qui est celle de l’ouverture mondiale des années 1990 aux années 2020, et celle de l'explosion des classes moyennes. »
François de Jouvenel
La crise sanitaire comme révélateur de ruptures dans notre modèle
Nous vivons un moment assez charnière depuis la crise sanitaire. La pandémie a été un électrochoc massif pour beaucoup de monde, mais encore davantage pour le tourisme. Cela a été radical, un coup de massue.
Ce moment charnière, il faut essayer de le comprendre et de le décrire et ensuite il faut essayer de voir effectivement de quoi il peut être porteur. En effet, soit l’on considère que ce moment est une parenthèse, soit au contraire, qu’il est précurseur de transformations assez profondes
« Personnellement, je ne crois pas que cela soit seulement une parenthèse. Je pense que cette rupture amorce un certain nombre de changements relativement profonds, même s’ils ne sont pas certains. »
François de Jouvenel
Durant ce moment de la crise sanitaire, nous avons refait l'expérience de la fermeture des frontières. Depuis 30 ans, ce n'était pas du tout arrivé. Cela a été quelque chose d'assez nouveau et finalement aussi d'assez facile à mettre en œuvre. Nous nous sommes aperçus que cette mobilité internationale que l’on considérait comme naturelle n’était peut-être finalement pas inscrite dans le cours de l'histoire.
Du jour au lendemain, elle s’est totalement interrompue. On pouvait l'interrompre sans nécessairement interrompre le commerce des biens même s’il y a eu quelques ruptures d'approvisionnement, …. Certes, il y a des tensions sur les marchés agricoles, mais finalement, même au niveau mondial, il n’y en a pas eu autant que l'on aurait pu le craindre au moment du déclenchement de la crise.
Nous avons fait l'expérience du fait qu'on pouvait continuer à échanger des biens et donc à profiter en quelque sorte de cette mondialisation tout en restreignant de manière massive la mobilité des hommes. Et puis on a fait aussi l'expérience un peu triste que finalement, quand il y avait des échanges de virus, l'autre pouvait redevenir dangereux ou pouvait être perçu ainsi.
« Cette expérience de la crise sanitaire a ouvert finalement une brèche dans des croyances collectives assez fortement partagées notamment pour les élites hyper mondialisées. »
François de Jouvenel
Cette expérience de la fermeture s’est aussi retranscrite au niveau du travail. Nous nous sommes aperçus que nous avions la capacité de travailler à distance. Cette expérience de la crise sanitaire a mis aussi en exergue le non nécessité de se voir. C’est aussi un point majeur même au niveau économique et géopolitique.
Un autre point aussi important, la crise a mis en exergue le fait que la démocratie libérale, l’ouverture commerciale, la libre circulation des hommes et des biens n'est pas forcément l'idéal partagé par tout le monde. Les conflits entre pays ou entre grandes régions du monde, les concurrences et notamment les concurrence en termes de valeur se réaffirment à travers l'affrontement croissant entre la Chine et les États-Unis.
Avant la crise de la COVID, c'était feutrée. Mais la crise sanitaire a mis en lumière cette polarisation du monde.
Maintenant les discours s'affirment de manière extrêmement nette. Les responsables chinois affirment à présent qu’ils sont en concurrence avec les États-Unis, avec les États Européens et vice et versa. Cela se traduit dans ce que l'on qualifie de guerre commerciale, de manière un peu outrancière, parce que les flux commerciaux se portent assez bien entre ces différents blocs. Mais dans les mots qui sont échangés, dans les symboles, …et donc d'un point de vue politique, les choses se tendent très clairement. La guerre en Ukraine s'inscrit aussi dans ce paysage en manifestant de manière crue et cruelle que les guerres idéologiques ne sont pas totalement terminées. Cela réaffirme que les États ne sont pas enterrés et que les conflits font partie du monde dans lequel on est.
« La période précédente, entre les années 1990 et 2020, a été une grande période d’ouverture. Nous entrons dans une période où les conflits, les conflits de normes, les conflits de valeurs ou les conflits militaires s’affirment et où les risques géopolitiques s’accentuent. La mobilité des personnes se restreint sous l’effet des contraintes et des risques réels ou perçus par les populations. Ce phénomène risque de demeurer voire de s'accentuer. »
François de Jouvenel
Les contraintes environnementales, le second point crucial
L'autre point crucial, ce sont les contraintes environnementales.
Les contraintes environnementales sont des éléments de structuration du monde qui vient. Elles sont absolument essentielles.
En revanche, dans le secteur du tourisme elles ne s’incarnent pas encore dans une contrainte forte. Par exemple, le prix des billets d'avion reste dérisoire par rapport au coût environnemental que peuvent provoquer les trajets. Prendre l’avion coûte bien moins cher et est beaucoup plus rapide que le train sur de nombreuses distances, pas uniquement les très longues distances.
« Les contraintes environnementales, pour l'instant, ne pèsent sur le tourisme qu’à travers la conscience de certaines catégories sociales peu nombreuses des pays les des plus riches. Elles sont intégrées avec légèreté. »
François de Jouvenel
Par exemple, sur l’avion toujours, il n’y a qu’une toute petite catégorie de population, qui se l'interdit de manière extrêmement ferme. Pour l'instant les contraintes environnementales jouent extrêmement peu, à mon avis dans la façon dont se structure le tourisme.
En revanche, elles pourraient jouer un rôle beaucoup plus important demain, notamment si on intègre dans les systèmes économiques le coût des externalités négatives et notamment le prix du coût du carbone. On voit bien qu'on avance dans cette direction-là qui semble relativement inexorable, mais que les forces de résistance des différents acteurs économiques et politiques qui vivent en quelque sorte du transport, notamment les transports aériens, mais aussi de l'industrie touristique, s’exercent. Des territoires entiers vivent fortement de l'industrie touristique et sont très rétifs à juste titre.
« Les aspirations des individus au voyage, les aspirations au tourisme ne devraient changer que très peu. Ce sont les contraintes imposées notamment pour des raisons environnementales qui devraient principalement modifier les comportements. »
François de Jouvenel
La majorité des gens qui accèdent au statut de la classe moyenne dans les pays émergents constituent le gros du bataillon des touristes au niveau mondial. Cette classe moyenne ne renoncera pas à ses envies, ou à ses aspirations d'aller découvrir le monde s'ils en ont les moyens. Donc ce qui change c'est le contexte dans lequel ils vont s'insérer et donc les changements de contexte.
Et il y a effectivement les contraintes qui peuvent peser sur le transport sur lequel il y a des inconnus relativement fortes. Cela veut dire que le tourisme pourrait redevenir plus luxueux qu'il ne qu'il ne l'a été.
Dans le sens où il va devenir plus difficile d'accès pour les classes moyennes mondiales, notamment parce que le prix du carbone et de l'énergie vont progresser.
Par ailleurs, il va y avoir des mouvements contestataires écologistes qui pourraient devenir relativement forts et violents. Ceci pourrait donc accroître les contraintes pesant sur le transport et notamment sur l’aérien.
« Je crois que nous ne reviendrons plus complètement vers un tourisme international de masse tel qu'on l'a connu avant la crise sanitaire. »
François de Jouvenel
De nouveaux espaces de conquête et d’exploration
Il y a une continuation finalement du désir d'exploration et de conquête aujourd'hui avec le développement du tourisme spatial. Dans les 10 ans, 20 ans qui viennent, cela va continuer à concerner une minorité d'ultra riches.
A plus long terme, ce tourisme va continuer à se développer et répond à un désir profond de découverte voire de conquête, allié à de solides intérêts économiques.
«L’espace apparait comme une dernière frontière.»
François de Jouvenel
Dans les nouveaux espaces de conquête, il y a aussi le virtuel. Il va y avoir un développement du voyage dans les espaces virtuels. Ce nouveau type de voyage, purement imaginaire, est le monde des jeux vidéo. Dans le jeu vidéo, l’utilisateur fait partie du voyage, il va découvrir des mondes extrêmement riches et créatifs. Cela va continuer de se développer. Il est possible qu'une partie des aspirations des touristes des classes moyennes se redirigent vers des jeux de ce type-là, qui permettent aussi d'ailleurs de se rencontrer, de traverser les frontières.
Dans ces espaces virtuels, il y a aussi des espaces qui sont très ancrés dans les réalités locales. Je parle ici de cette capacité du numérique à d’augmenter l'expérience du réel que l'on peut avoir dans un musée ou dans un territoire naturel. Cela peut aussi permettre l’immersion dans des espaces, même à distance, grâce notamment à la réalité augmentée et à la réalité virtuelle.
Cela permettra aussi d'aller visiter le Musée des Offices ou d'aller visiter la Région Grand-Est, même si on reste en Chine ou en Corée du Sud. Ce ne sera évidemment pas totalement la même chose mais le développement de ces pratiques va continuer.
« La grande question pour les opérateurs du tourisme sera quels modèles économiques associer à ses nouvelles pratiques immersives ? »
François de Jouvenel
Il y a un vrai travail des collectivités territoriales et des acteurs culturels à mener pour savoir comment mettre en œuvre ce tourisme.
Le pouvoir d’achat, une variable essentielle dans le tourisme
De façon plus pragmatique et plus ancrée dans les réalités françaises, la question du pouvoir d’achat si l’on veut appréhender l'avenir du tourisme, en période d'inflation est essentielle.
Il existe assez peu de chances pour que l’inflation s’arrête dans les mois qui viennent avec des impacts sans doute importants sur les départs en vacances et le tourisme notamment domestique. Une partie des Français a constitué une épargne pendant la crise Covid mais elle n’est pas infinie et ne concerne pas tout le monde.
Nous avons constaté une baisse assez forte du nombre de Français qui sont partis en vacances entre 2020 et 2022. Par ailleurs, si l’on regarde de manière un petit peu plus précise quelles sont les catégories qui sont beaucoup moins parties, ce sont d'abord les plus pauvres. Une autre catégorie de gens est beaucoup moins partie, ce sont les personnes âgées.
C’est un vrai sujet qui est de savoir d'une part, si l'inflation continue est ce que le pouvoir d'achat des ménages, notamment des classes moyennes va leur permettre de partir en vacances, de voyager.
Et d’autre part, est-ce que les personnes âgées vont retrouver le goût et l'envie de voyager ? Ce qui dépend pour une part de leurs revenus, mais aussi pour une autre part du sentiment de sécurité sanitaire qu’elles peuvent avoir en voyageant.
« Au-delà même des menaces de crises sanitaires réelles, persistent des inquiétudes liées à la mémoire de la crise sanitaire. C’est une vraie question sur le développement du tourisme demain en France. »
François de Jouvenel
Signaux faibles
Sont apparus des changements plus embryonnaires, comme la tendance sociale de recherche d'authenticité, de proximité, d'enracinement. Ces aspirations peuvent aussi être le moteur pour un renouvellement du tourisme, un dépassement des formes de tourisme qui existaient avant. C’est un peu le retour vers le futur. Le retour à un tourisme un peu plus sobre, moins chic, plus en proximité avec les habitants, en proximité avec les territoires. Un tourisme plus fondé sur les échanges.
Les phénomènes comme le couchsurfing ou même tout simplement AirBnb, mais aussi les échanges que l'on peut faire entre clubs de sport, qu'on peut faire avec des classes, les échanges peut-être aussi que l'on peut faire dans le milieu du travail pourraient dans cet esprit se développer.
« Le tourisme va peut-être passer progressivement d’une logique de consommation à une logique d’échange qu’il faudra accompagner. »
François de Jouvenel
Autre signal faible, la honte de prendre l'avion qui touche pour le moment une petite catégorie de population mais manifeste le développement de cette conscience environnementale qui peut avoir des effets sur le tourisme.
Les actions et les différentes formes du militantisme écologiste et les directions qu'elles prennent, sont importantes parce qu'elles touchent notamment les populations les plus jeunes. Elles vont influencer assez fortement la manière dont le tourisme va se développer dans les années qui viennent même s’il faut distinguer ce qui relève des effets de génération et des effets d'âge. Tout ceci va être de plus en plus ancré dans la culture de la population.
Les moteurs du voyage pour le futur
« Je peux me tromper, mais je pense que l’on ne reviendra pas à un tourisme de masse identique à celui qu'on a connu. Je pense même d'ailleurs que ce n'est pas possible en termes de flux, en termes d'encombrement physique des lieux touristiques. La courbe de l'enrichissement de la population mondiale et la courbe du développement du tourisme ne peuvent pas aller au même rythme. Nous allons nécessairement vers une rupture par rapport aux tendances qu'on a connu avant la crise sanitaire. »
François de Jouvenel
Les moteurs fondamentaux du voyage vont rester très actifs.
Il y a une poussée extrêmement forte dans deux directions, d'une part, le voyage vraiment onirique, notamment à travers le virtuel, mais en lien avec les différents espaces créatifs qui peuvent être issus de la littérature, des arts, il y a un vrai espace pour le voyage créatif, pour le voyage imaginaire. Et d’autre part il y a aussi une vraie place pour le voyage dans sa dimension première de découvertes et d'aventures, notamment centrée sur la rencontre à la fois de territoire et d'hommes.
Ces sont ces deux dynamiques qui vont je crois permettre de favoriser un renouvellement du tourisme en lui donnant du sens, en favorisant l'expérience et les échanges.
«Peut-être demain, fera-t-on moins de voyages, mais des voyages peut-être plus longs, mieux préparés. Le risque c'est que le tourisme devienne un tourisme moins accessible et réservé à une élite.»
François de Jouvenel
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