Marie Stutzmann, docteure en anthropologie, a créé son agence d’innovation, Angle 9. Grâce à l'anthropologie, elle analyse dans différents secteurs économiques, les évolutions et propose des solutions d’adaptation, de différenciation, pour se réinventer avec justesse, dans notre monde en transformation.
Elle parle couramment humain et business.
Elle nous propose sa vision du tourisme d’aujourd’hui et les enjeux pour demain
L'anthropologie est une science qui permet de décrypter nos mentalités, nos représentations, nos imaginaires, pour vraiment comprendre, ce qui va structurer notre comportement.
L’anthropologie tente d’identifier ce que ces gens, dans ce paysage, dans cet environnement naturel, culturel, partagent en commun et qu'est ce qui structure leur état d'esprit, leur mentalité, leurs habitudes. Comment vivent-ils au quotidien ?
Quand on est anthropologue, on est dans cette dimension des imaginaires d'un voyage. Analyser, décrypter les comportements des tribus pour proposer des solutions innovantes aux clients finaux.
"Je pense qu'aujourd'hui, l'enjeu pour le secteur du tourisme, c’est moins de comprendre ce qui va faire que les touristes vont venir consommer mais c'est vraiment la refonte de l'activité économique touristique du fait de l'urgence de la situation climatologique et écologique. On ne peut plus faire fi de ces aspects pour tenir dans son activité."
Marie Stutzmann
D’un côté, nous avons les touristes qui demandent à voyager autrement et à être en vacances autrement. Et pourtant, quand ils viennent dans les structures touristiques, finalement, ils n’ont pas tant changé que ça.
Et de l'autre côté, on a les acteurs du tourisme qui, essaient de suivre le mouvement, mais l’équation est aujourd’hui difficile entre réalité économique et envie de proposer un tourisme plus durable.
Il faut vraiment aider les acteurs du tourisme à faire ce grand écart entre ces enjeux économiques qui sont les leurs et ces enjeux de développement durable.
« Concernant la dégradation du climat, on ne peut plus dire désolés, nous n’étions pas au courant. » «J'ai un côté très engagé sans oublier la nécessité de gérer l'activité économique et c'est possible !»
Marie Stutzmann
Les consommateurs sont guidés par la nouveauté du produit, mais ils reviennent aussi à l’essentiel. Nous devons aider les professionnels à transformer leurs organisations, leurs business Model, pour répondre à tous ces enjeux économiques, climatologiques. Il est possible de concilier les deux en travaillant sur les modèles dit régénératifs.
Il faut apporter des réponses qui soient justes d'un point de vue économique mais aussi qui prennent en compte toutes les contraintes du vivant en général.
"Le tourisme a reçu en héritage et en partage ce vivant qu'est son environnement. Faisons le fructifier avec respect."
Marie Stutzmann
« Il ne faut pas juste prédire l'avenir. Il faut agir. »
Marie Stutzmann
Le voyage renvoie à la notion d'exploration, de découverte. Cela peut-être un voyage mobile ou immobile.
Il y a la figure de l'aventurier qui est convoquée.
Il y a aussi une notion de temps et l’effet des congés payés sur le développement du tourisme.
« On voit les dégâts du consumérisme des années 60 avec l’avènement du tourisme de masse et le voyage qui est devenu un produit. »
Marie Stutzmann
Le voyage est aujourd’hui un produit sur étagère pour attirer de plus en plus de gens. On achète un voyage. On ne demande plus est-ce que tu as voyagé mais qu’est-ce que tu as fait ? J’ai fait le Maroc, j'ai fait l'Inde…Cela ne veut rien dire, on ne fait pas un pays. On le voyage ou le parcours, on le découvre. Ce raccourci langagier est très significatif parce qu’il renvoie vraiment à un certain imaginaire du voyage basé sur de la consommation.
Le voyage est devenu un produit de consommation qui sert à se différencier. C’est la tendance des voyages instagrammables. Un délice de voyage instagrammable pour se différencier. On va essayer de beaucoup voyager « j'ai fait, j'ai fait, j'ai fait » de chercher un peu la différence, de rechercher des lieux instagrammables.
Nous ne sommes plus du tout dans l'esprit initial du voyage qui consiste en la découverte et l’exploration.
« Depuis les années 60, nous voyageons pour sortir un peu de la vie monotone, pour faire un autre chose, sortir et quelque part jouer pendant une semaine, 15 jours, 3 semaines, un autre rôle. »
Marie Stutzmann
On a voulu créer les vacances pour créer à un moment donné du repos, une coupure dans la vie de tous les jours. Les vacances c'est créer de la vacance. On souhaite cette rupture pour se poser.
Au début, les congés payés correspondaient au repos. Avec le consumérisme, le tourisme de masse s’est installé. Finalement, nous nous sommes un peu perdus dans tout ça. Le voyage et les vacances sont faites pour se découvrir d'un point de vue anthropologique.
Le voyage et les vacances permettent de découvrir l'autre, de se reconnecter à soi. Aller dans un autre endroit permet de mieux se souvenir de qui je suis, son paysage, sa culture et soi-même. Il y a quelque chose, un peu de l'ordre du pèlerinage.
Le contexte spatial dans lequel nous sommes, permet de créer autre chose. Sauf que quand cela s’est percuté avec le consumérisme, cela a fait des dégâts. Nous sommes tous allés au même endroit, nous nous sommes retrouvés à 100 000 sur les mêmes plages.
C'est la dynamique dans laquelle nous sommes. Nous sommes en train de changer depuis quelques années. Nous sommes passés de cette vision un peu première du voyage et de la vacance à un produit de consommation. Là on sent quand même les prémices de quelque chose qui est le retour justement au sens premier, c'est à dire ce besoin de vide. Ce besoin de ne pas aller là où tout le monde va.
Ce retour vers le sens premier se recentre sur le pèlerinage vers soi qui est peut-être la tendance dans laquelle on va revenir. La crise sanitaire et les enjeux climatiques ont joué un rôle dans ces changements.
La COVID a permis l’exploration de la proximité par obligation. Nous avons redécouvert notre famille. Il y a eu plein de retours sur le proche, la famille, son appartement, ses voisins, ses ruelles, son quartier.
Actuellement, nous sommes dans un double mouvement, un peu schizophrénique. Nous nous sommes rendu compte de cette belle proximité, riche d'expérience. En même temps, comme on veut oublier cette période noire et que l’on est encore dopé au parc d'attraction, à voyager loin, prendre l'avion. On sent donc poindre l'envie de s’évader, d’à nouveau prendre l'avion, de repartir loin.
La montée de la conscience écologique est aussi perceptible. Qu'est-ce qui prime le plus ?
« Nous sommes dans une période de transition dans laquelle nous ne savons pas encore comment tout va se positionner. »
Marie Stutzmann
Je pense que le retour vers le sens premier de l'activité humaine, de la vacance, arrive. On ne peut pas faire autrement. Il va falloir repenser le business model du tourisme, repenser les temporalités. »
Marie Stutzmann
Redéfinir le modèle du côté du consommateur, du côté des acteurs du tourisme, afin de faire en sorte que l'activité humaine et l'activité économique soient repensées.
« On est dans un monde piloté par l'économie, c'est à dire que l'économie est devenue notre objectif de vie. On a tout inversé, on fait tout pour avoir un bon chiffre d'affaires alors que normalement l'économie doit être au service de nos existences. »
Marie Stutzmann
« Je pilote mon activité économique » et « je fais du développement durable » agissent sur deux parties du cerveau différentes. Nous ne sommes pas non plus dans la même temporalité.
On a l'impression que si on fait un peu trop de développement durable, on va perdre son chiffre d'affaires donc du coup on n’avance jamais sur la question de la réforme du business model puisqu'on est toujours en train de faire la dichotomie entre économie et tourisme.
On ne peut pas scier la branche sur laquelle on est assis. On doit en même temps préserver les revenus du tourisme pour les acteurs du secteur, et en même temps préserver des espaces sensibles, l’environnement.
L'enjeu, aujourd'hui est de définir comment peut-on accompagner les acteurs du tourisme à intégrer cette variable ?
« Il faut être dans la refonte de leur activité, plutôt que se dire comment mettre un composteur ? »
Marie Stutzmann
« La réinvention, ce n'est pas juste donner des billes aux acteurs du tourisme pour faire plus de business, mais c'est surtout donner des conseils pour faire du tourisme encore longtemps. »
Marie Stutzmann
Réinventer le tourisme, c'est accompagner l'activité humaine qui est de se retrouver en famille, avec soi, dans un temps pour se reposer et en favorisant donc une mobilité plus raccourcie, … de mettre sur la table tous ces paramètres là et de refaire son business model.
Pour construire un équilibre financier au sein d'un territoire, il faut être dans une logique de coopétition. C’est-à-dire la jonction entre compétition et la coopération. L’objectif n’est plus d’essayer de conquérir les clients de ses voisins qui ne correspond à rien dans un contexte de ressources limitées. Il est plus intelligent de raisonner dans une stratégie globale afin que tout le monde est un peu quelque chose que de pratiquer de la surfréquentation.
Sinon c’est cela qui va créer du tourisme de masse que les gens ne veulent plus du tout.
L'avenir, c'est d’'arriver à des réflexions stratégiques locales en mode coopétition. Il ne faut plus appréhender le tourisme comme une activité économique mais mesurer vraiment tous les impacts en se focalisant sur l'impact sociétal et social.
« En tant qu’acteurs du tourisme, nous avons une responsabilité par rapport à d'autres activités économiques, parce que le tourisme exploite la terre, les paysages, un patrimoine touristique et naturel. L’acteur du tourisme a en partage et en héritage un cadeau culturel et naturel dont il a la responsabilité. »
Marie Stutzmann
Il faut penser collectif, global pour la pérennité du territoire. Pérennité pour soi-même et pour l’espace naturel. Il faut donc réguler les flux, peut-être même interdire des zones naturelles pour les préserver.
La mise en œuvre de ce système est complexe. Les acteurs se sentent sanctionnés alors qu’ils sont partis prenantes. Ils ont encore une vision en silos dans la construction de ce que veut dire demain. Il faut imaginer un écosystème vivant avec une activité économique touristique pérenne avec l’aspect naturel, l'aspect social avec un ruissellement de la valeur sur l'ensemble des acteurs locaux et les habitants. L’habitant doit être en co-construction.
"L'avenir du tourisme ? Une co-construction avec les habitants, et tous ceux qui peuvent créer de la valeur sur les territoires."
Marie Stutzmann
La culture, est comme l'activité touristique, une manne économique. Nous sommes face à une folklorisation des territoires. Dans certains villages, certains sites, cela devient des parcs d’attraction à force de vouloir proposer de l’authentique on se retrouve avec des villages de poupées, c'est très mignon mais on a l’impression de traverser un village de spectacle, de cinéma. C’est bien parce que cela le préserve, mais en même temps, on n'est pas dans la réalité non plus.
Il y a un vrai travail en profondeur à faire avec tous les acteurs.
Le mot hospitalité, qui est un très beau mot a été usurpé par certains groupes hôteliers pour en faire une authenticité complètement lissée. Le tourisme dans l'avenir, par rapport à ce que les gens recherchent et en accord avec les enjeux territoriaux locaux, c’est que chaque territoire s’approprie localement sa propre définition de l’hospitalité. L’hospitalité en Grand Est n’est pas la même que celle au Pays-Basque. Ces définitions ne doivent pas être pensées au niveau global, même au niveau d’ADN Tourisme par exemple.
On ne peut pas avoir un pilotage national de l'offre touristique si on veut qu'elle revienne à quelque chose qui a du sens pour les gens, qui est juste d'un point de vue climatique, développement durable. Il n’y a pour moi qu'une réponse locale.
Nous avons vu des évolutions de type consommation et là on sent bien qu'on est en bout du cycle. C'est à dire que si on continue à être juste dans l'approche du chiffre d'affaires, on se tire une balle dans le pied. Dans le même temps nos clients dépensent et veulent toujours un peu le confort qu'ils avaient avant.
Il faut aider cette reconfiguration en accompagnant au niveau des territoires, des définitions et des offres dans la proximité. Une telle épidémie nous a obligé à vivre autrement. Mais on s'est aussi senti un peu puni de ne pas pouvoir partir. Donc il faut attendre un peu et observer comment les cartes se redistribuent du côté de la clientèle. Et du côté des acteurs du tourisme, il faut explorer cela.
En tant qu'acteur de tourisme, on a une carte à jouer, on a même l'obligation de jouer cette carte. Se dire, la proximité nous a fait plaisir,… et de toutes façons avec le rapport du GIEC on n’a plus trop le choix.
« Essayons de construire une activité humaine de vacances.»
Marie Stutzmann
Pendant le COVID, nous avons beaucoup parlé de l’essentiel. Il faut revenir à l'essentiel. L'anthropologie en fait nous permet de dire qu'est-ce qui est essentiel quand on parle de tourisme ?
« L'activité humaine essentielle, c'est de se reconnecter à soi. »
Marie Stutzman
C'est pareil pour nous aujourd'hui. Nous devons réapprendre l'art de la lenteur, changer de rythme. Le tourisme doit contribuer à changer de temporalité, à redécouvrir, à flâner. Faire une coupure avec le mode de vie habituel. Créer une passerelle vers soi. Si au niveau de chaque micro-territoire, on donne ce sens là en adaptant avec l’équilibre économique, nous aurons réussi.
Si l’on prend l’exemple de la problématique du tracé du littoral, quand on est un camping qui va peut-être devoir se déplacer ou mourir dans 5 à 10 ans, alors c'est sûr que nous, sur la côte on ne peut pas faire fi de cela parce qu’il y a des investissements. Mais quand on voit à quelle vitesse cela évolue. Une plage proche à 15 km de chez moi, a reculé de 2,5 km. Deux restaurants vont fermer. On n’en parle pas parce que ça inquiète trop les gens, mais c'est une réalité.
« Ca veut dire qu’aujourd'hui, si on est réaliste et on se met tous autour de la table en se disant il y a des gens, il y a du personnel. Comment est-ce que l'on fait pour rendre un territoire attractif avec un flux financier équitable pour tout le monde ? »
Marie Stutzman
Pour se réinventer, la voie efficiente sera celle de l'économie et de l'activité des entreprises du tourisme . En effet, entrer par ce qui structure (trop) et verrouille l'action vers le tourisme durable augmentent les chances de succès.
Le premier sujet qu’il faut traiter c’est un atelier sur le business model en ne ratant pas l’opportunité qu’offre la réflexion sur le tourisme durable.
« Il faut modifier tout le modèle économique, toutes les façons de faire. » « Que vais-je proposer dans 10 ans, en Champagne, aux touristes quand la production de Champagne sera altérée par les changements climatiques ? »
Marie Stutzman
« Il faut aider les professionnels du tourisme à s’adapter aux changements liés au dérèglement climatique, comment je fais si la plage, les vignes,… mes richesses territoriales que je vends aujourd’hui disparaissent ou se transforment. Et ce n’est pas dans 50 ans. C’est maintenant qu’il faut agir. »
Marie Stutzmann
La question qu’il faut se poser c’est « C’est quoi faire du business dans le tourisme en Champagne, en Ardenne, en Lorraine, dans les Vosges et en Alsace dans 10 ans ? C’est cette maille de l’économique qui est manquante et qu’il faut travailler. Les pailles, les composteurs, etc…c’est bien mais cela ne suffit pas.
Certains acteurs ont commencé à faire un vrai travail sur lequel il faut communiquer. Certains communiquent assez peu, c'est l'inverse du greenwashing. En ce moment, il y a un effet de contagion collective, donc il faut partager ses actions en les expliquant pour aider les autres à cranter, à évoluer et grandir. Cela permettra d’évoluer vers la conscience partagée et l’action décisive collective.
« Si l’on ne travaille pas les modèles d'affaires, si l’on veut que les acteurs existants restent pérennes économiquement parlant mais aussi socialement,… je ne vois pas un avenir très radieux pour le tourisme. »
Marie Stutzmann
Le tourisme doit être régulé pour par exemple limiter la fréquentation de certaines zones surfréquentées. Mais de quelles manières ? Mettre un péage, cela implique un tourisme demain limité aux seules personnes qui auront de l’argent. On le régule par quel moyen ?
« J'ai le sentiment en fait que l’on va revenir vers une vision positive, vers cette idée de vacances et de voyages tournés plus vers l'essentiel. Nous allons aller dans d’autres temporalités, plus conscientisées, avec moins de consommation. Tout ceci est possible si on se tient tous la main. »
Marie Stutzmann
Le tourisme sera plus simple, plus authentique avec une construction collaborative, main dans la main, par les acteurs du territoire dans lequel les habitants interviennent. Il va falloir réfléchir individuellement pour savoir quel va être le moyen de consommer le voyage qui va permettre d'avoir des retombées locales.
« En 2030, je pense qu'effectivement on ne parlera plus de tourisme durable. Le tourisme sera devenu équilibrée sur les 4 piliers. C'est la seule condition pour qu'on puisse profiter collectivement des beautés de notre pays. Ce ne sont pas de grandes tendances marketing mais c’est ce qui est au service de nous, humains. »
Marie Stutzmann
Quand on part en vacances, on a besoin de se ressourcer. Ce n’est pas d'arriver dans un endroit en mode parcs d'attraction. C’est aussi au service du vivant, c'est-à-dire du vivant humain et de la nature. On voit aujourd'hui à la fois l'uniformisation des cultures ou la folklorisation, il faut ré-adresser tout ceci. Nous préserverons aussi nos cultures en étant moins artificiel. Il faut baisser le poids artificiel du marketing, en laissant simplement les régions s'exprimer.
« Il faut faire avec la question de la contrainte écologique parce qu'on ne peut plus faire sans, en la travaillant un peu avec des notions de sobriété joyeuse. Comment on redirige les évolutions sans faire des choses qui soient tristes ou contraignantes. »
Marie Stutzmann
Découvrez aussi